Né dans l'Illinois en 1952, Kim Stanley Robinson a fait des
études de lettres. Il est, à l'intérieur de ce que l'on appelle la
science-fiction post-moderne, le chef de file des humanistes. Sa trilogie
martienne l'a fait connaître du grand public. Son dernier roman, une uchronie qui
couvre plus de 700 ans d'histoires alternatives apparaît déjà comme un classique
de la SF. La Porte des Mondes vous propose cette interview exclusive d'un
fantastique conteur.
La page
de Kim Stanley Robinson sur le site de la nooSFère .
La Porte des Mondes: depuis longtemps et surtout depuis la Trilogie
Martienne, vous êtes devenu l'un des auteurs les plus appréciés en France. Quel
effet cela vous fait-il?
Kim Stanley Robinson : Cela me fait vraiment plaisir, et j'aimerais pouvoir le
constater par moi-même, en me rendant à nouveau en France. Quand ma femme et moi
vivions en Europe, dans les années 80, nous avons souvent fréquenté les
Festivals de
science-fiction, et j'ai pu ainsi me familiariser avec la
communauté SF française, qui nous a chaleureusement accueilli. J'aimerais
beaucoup revoir à nouveau toutes ces personnes, et au travers de mes souvenirs
ça me fait plaisir de savoir que mes livres
ont du succès en France.
Cela représente beaucoup plus pour moi que cela
arrive en France que dans n'importe quel
autre pays. J'espère que cela fera plaisir à mes amis français. J'espère aussi
que le succès de la trilogie est lié aux aspects internationaux et
multiculturels de mes livres. Mais aussi au fait que
j'ai choisi la Provence pour représenter le paysage terrestre symbolisant cette "nostalgie de la Terre"
ressentie par Michel, le personnage français (1). J'ai fait ces choix pour
le bien
du livre et parce que selon moi c'était ce qu'il avait de mieux, mais
quand je l'ai fait j'ai pensé: "J'espère qu'ils apprécieront le geste en
France". Il semblerait que mes voeux soient exaucés.
PdM : Pourquoi vous êtes vous
attelé à raconter l'Histoire de la colonisation de Mars?
K. S. R. :
J'ai pensé que le thème permettrait d'écrire un bon roman. C'est la principale
raison. Mais il se trouve que j'aime les étendues sauvages de l'Ouest américain,
ainsi que toutes les montagnes de la Terre, et les paysages de Mars m'ont attiré.
C'était aussi la possibilité de parler de sociétés utopiques dans le cadre de
leur
rapport à l'environnement. Par conséquent, il m'a
semblé que c’était l’endroit idéal
pour aborder des sujets qui me touchaient à l'époque. J'ai voulu
utiliser la forme du Very Long Novel (Très Long Roman), un genre bien
particulier. Puis la communauté scientifique nous a offert une vue de la surface
de Mars, au moment où je commençais à écrire, et Mars est passé du statut de
monde imaginaire ou de monde onirique vers quelque chose de plus concret, tout
en conservant tout le pouvoir de l'"inconnu"et son potentiel imaginaire.
PdM : De toute évidence, l'Histoire, qu'elle soit passée, présente ou future,
semble avoir un rôle déterminant dans vos livres. Pourquoi?
K. S. R. : Parce que ce sont les histoires qui m'intéressent. Pas seulement les
histoires d’individus, mais les histoires de groupes d'individus qui
essayent de progresser dans le monde, et les accords ou
désaccords avec d'autres groupes humains. Il me semble que ces histoires
sont importantes et que les romans sont le meilleur moyen de les raconter et de faire en sorte que les lecteurs s'en souviennent.
PdM : Dans une interview (2), vous parliez des liens existants entre la science-fiction et l'Histoire.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la nature de ces liens?
K. S. R. : Oui. Je voulais faire une distinction entre science-fiction et
fantasy: tous les textes de science-fiction se déroulent dans le futur, et
chacun porte en lui une Histoire qui renvoie à notre présent (ou à des périodes
révolues de notre Histoire, ce
justifie que les
uchronies fassent
partie intégrante de la science-fiction). Par conséquent la science-fiction, en
tant que genre
littéraire, crée des histoires du futur. Ces dernières renvoient
d'une part à des conceptions du présent, et d'autre part à des théories
historiques. Chaque histoire de science-fiction induit une théorie sur les
raisons pour lesquelles le monde a évolué de telle ou telle manière.
PdM : Pourquoi vous êtes vous
intéressé à l'uchronie au travers de vos nouvelles?
K. S. R. : Quand j'ai commencé à lire de la science-fiction, j'ai trouvé
les uchronies fascinantes, notamment Le maître du haut
château de Philip K. Dick et Pavane de
Keith Roberts. Lorsque je me suis mis à écrire des nouvelles, j'étais content
quand je trouvais une idée pour une uchronie, donc je la notais et je
l'analysais attentivement. Il ne faut pas oublier qu'il est possible de créer
des milliers de scénarios uchroniques, tout simplement en choisissant dans le passé des
dates de divergences et d'imaginer
comment les choses auraient pu évoluer autrement. Et là il faut se demander en
premier lieu si ce changement peut permettre d'écrire une histoire intéressante
avec des personnages forts, et en second lieu si la nouvelle permet
d'apporter quelque chose d'intéressant sur la compréhension de l'Histoire. La
première idée que j'ai eu, à propos d'un bombardier qui décide de rater
Hiroshima, m'a plu sur les deux aspects, et c'est devenue
Lucky Strike, mais aussi L'importance
capitale des conditions initiales qui montre en quoi une grande
modification peut avoir des conséquences variées. Puis j'ai eu l'idée qui sert
de base à mon roman "The Years of Rice and Salt", qui a pris une telle ampleur
que j'ai dû la développer en roman et qu'elle m'a demandé vingt cinq ans de
préparation. Alors que l'idée que Reagan ne devienne pas président
était
un souhait
que j'ai fait en 1986 et ça a donné
Leçon d'histoire. Finalement il y eut "Vinland the Dream", qui vient de ma
fascination pour l'histoire du Vinland, et les canulars qui y sont associés (par
exemple la pierre de Kensington, qui est à l'origine de mon roman
Les
menhirs de glace, etc.) J'ai suivi
avec intérêt la controverse au sujet de la fameuse carte du Vinland, qui est une
carte dessinée sur un vieux parchemin mais dont l'encre n'est peut-être pas si
ancienne. Quoiqu'il en soit, c'est surtout parce que je considère l'Histoire
comme un thème vraiment passionnant.
PdM : Si je ne m'abuse, vous avez vécu pendant un certain moment en Europe.
Quelles souvenirs en avez-vous gardé?
K. S. R. : Ma femme est chimiste, et elle a effectué son travail
post-doctorat dans un institut près de Zurich qui fait partie de l'Institut
Fédéral de Technologie suisse (I.F.T.S).
Et nous avons vécu à Zurich pendant deux années entre 1986 et 1987. Je me
souviens de bien des choses de ces années, des souvenirs presque quotidiens si
l'on peut dire, donc il faut que je les résume: je me souviens des amis que nous
avions à Zurich, dont beaucoup étaient des scientifiques de passage à l'I.F.T.S. Mais aussi mon équipe de baseball suisse. Et
les communautés des fans de science-fiction de France et d'Angleterre. Je me
souviens de mes randonnées dans les Alpes, et de notre vie à Zurich. Lisa et moi
étions plus jeunes et nous n'avions pas d'enfants alors, ce qui nous a permis de
voyager beaucoup, de rencontrer beaucoup de mondes et de visiter différents
endroits. C'était merveilleux.
Il existe en Europe une
richesse de cultures, d’histoires et de paysages qui s’étend à chaque ville et à
chaque vallée - elle est fractale et par conséquent presque infinie : un
individu
ne peut pas tout assimiler, mais il peut toutefois saisir une
parcelle de cette richesse.
PdM : Est-ce pour cela que vous
avez imaginé
Chroniques des Années Noires? Autrement dit, pourquoi avoir
choisi une telle divergence (3)?
K. S. R. : Il m'a semblé que le sujet ferait un bon
roman. C'est la principale raison qui me
décide à écrire un roman. Il y a plein d'idées
intéressantes, et mon principal souci quand j'en ai une, c'est de savoir si ça
peut donner un bon roman. Et l'idée d'un monde dans lequel les Européens
n'auraient plus existé à partir de 1350 m'a semblé être une excellente
idée pour un roman. Parce que tout aurait changé, mais néanmoins il y aurait
toujours eu
des hommes
à l'aube de grandes découvertes, qui leur auraient permis d'entrer en contact
avec le reste du monde. Que serait-il arrivé? Qu'est ce qui aurait été
différent, et qu'est ce qui n'aurait pas changé? Il m'a semblé que
j'avais là l'idée pour l'uchronie la plus aboutie, la plus puissante
que je connaisse.
PdM : Vous savez certainement que Robert Silverberg a utilisé la même divergence
pour La
porte des mondes: l'avez-vous lu? Si vous deviez faire une comparaison entre
les deux livres, quelles seraient les différences et les ressemblances?
K. S. R. : J'ai entendu parler de
La
porte des mondes, dans lequel les Ottomans finissent
par conquérir l'Europe, mais je ne l'ai pas lu. Il me semblait trop proche de
l'idée que je voulais développer et que j'avais en tête depuis 20 ans. Je ne lis
jamais les romans qui utilisent une idée identique à celle que je veux
développer, parce que je ne veux pas savoir comment cette idée a pu être traitée
auparavant. De cette façon je suis libre d'inventer ce qui me vient à l'esprit,
sans aucune contrainte. Par conséquent, je ne connais pas les différences et les
ressemblances entre le roman de R. Silverberg et le mien.
Ceci est l'exemple même d'une règle de travail
vers laquelle j’ai évolué:
en tant qu'auteur, je dois
rester dans l’ignorance
d’une partie de ce qui se fait dans le genre dans lequel j'écris. De cette façon, je demeure libre
d'approfondir ces idées, voir même apporter un regard neuf. Il est important
pour un auteur de conserver ses caractéristiques, et pour y parvenir il faut
"ignorer" le travail des autres auteurs. Je n'ai lu aucun des romans sur Mars
parus durant les années 80 et 90 (même si j'avais lu les romans antérieurs) et
ça m’a incité à en
faire une règle générale.
PdM :
Chroniques des Années Noires développe l'idée
que la civilisation occidentale n'est pas la "pire": ne pensez-vous pas que
cette approche risque de surprendre?
K. S. R. : Je ne sais pas. Dans notre monde, la
civilisation occidentale est partie à la conquête de la planète,
a déclenché de gigantesques
conflits, et détient toujours la plus grande partie des richesses
mondiales. Le bilan est assez mitigé. Mais dans le cours de l'Histoire, rien
ne prouve qu'une autre civilisation aurait pu faire mieux si elle avait pu
atteindre la suprématie mondiale.
A une telle échelle de
généralisation, il est difficile de se
prononcer.
PdM : Est-ce que "The Years of Rice and Salt" sera traduit en France? Et
si oui, quand devrait sortir le roman?
K. S. R. : Oui, le roman sera traduit en français. mais
je ne sais pas quand il sortira. (4)
PdM : Dans votre roman
Le
rivage oublié, vous décrivez une attaque terroriste sur les Etats-unis:
pensiez-vous que vous verriez un jour un tel événement?
K. S. R. : J'ai toujours considéré qu'il serait
quasiment impossible de prévenir une telle attaque, si quelqu'un était
réellement décidé à la mener. Et j'ai toujours considéré que les Etats-unis
avaient beaucoup d'ennemis. Mais au-delà
de ces considérations, je ne voulais même pas
l'imaginer.
PdM : En tant qu'auteur de science-fiction,
avez vous jamais imaginé quelque chose d'aussi horrible que la tragédie du 11
Septembre 2001? En tant qu'homme, que ressentez-vous après une telle tragédie?
K. S. R. : Les auteurs de science-fiction imaginent souvent
des tragédies, mais celles-ci ont lieu dans des endroits imaginaires,
ce qui annonce "ceci n'est pas arrivé" ou encore "ceci ceci n'arrivera sans doute jamais,
même si c'est possible".
Personnellement, je crois que les attaques ont été une
véritable tragédie, une nouvelle "date noire" dans l'Histoire d'où rien de bon
ne sortira, quoiqu'il arrive. Je me suis interrogé sur l'effet que les attaques
pourront avoir sur cette "image" des Etats-unis en tant que société utopique, le
fait qu'ils soient, en partie du moins, "la nation construite à partir d'autres
nations", une sorte de
projet global commun.
Je constate aussi que les réponses à de telles
attaques vont accentuer les mauvais aspects des Etats-Unis, cette sorte
d'impérialisme américain et sa position d'hyper-puissance, comme certaines
personnes disent aujourd'hui. Les attaques ont aussi servi de prétexte aux
pires éléments de notre gouvernement et de notre société - l'administration
Bush, et la Droite réactionnaire, pour être précis - d'imposer à la société
civile ce qu'il y avait de pire dans leur programme. Pour toutes ces raisons,
les attaques ont été un désastre.
PdM : Avec les
événements du 11 Septembre 2001, pensez-vous que vos romans puissent prendre une
certaine connotation?
K. S. R. : Oui, je le crois. Aussi bien
Le
rivage oublié qui n'apparaît plus comme étant aussi théorique et improbable,
que
Chroniques des Années Noires
qui
dépeint
l’affrontement entre différentes
conceptions
du monde et entre différentes
civilisations majeures. Je n'y peux rien, car j'essaye toujours d'écrire
sur notre monde et il est difficile d'éviter de tels parallèles.
PdM : Pensez-vous
qu'un jour les hommes seront capables de vivre ensemble, ou alors seront-ils
forcé de chercher la paix sur une
autre planète?
K. S. R. : Il faut que cela arrive sur cette planète. Nous ne
pourrons pas aller massivement sur une autre planète, même pas sur Mars, et même
si nous y parvenons, les problèmes seront identiques là-bas. Par conséquent
c'est sur Terre ou nulle part.
Je crois
qu’une civilisation globale,
capable de vivre correctement, avec les ressources physiques de notre planète,
est réalisable à long terme. Les moyens pour y parvenir ne sont pas si compliqués à mettre en
place, et nous les connaissons déjà. Mais nous sommes pour l'instant dans une
période de l'histoire où de grandes inégalités subsistent entre les hommes,
alors que les progrès technologiques ont permis à six milliards d'humains de
vivre sur cette planète. C'est un moment crucial dans notre histoire. Le
prochain défi va être de prendre tous ces éléments en considération, et de
travailler pour trouver des solutions. Et nous pouvons y arriver. Des
millions
de personnes travaillent sur ces problèmes quotidiennement, d'une façon ou d'une
autre. Car nous avons besoin de ces solutions le plus tôt possible.
Kim Stanley Robinson
1 : Mars la Rouge, quatrième partie "Le mal du pays".
2 : Galaxie n°15, Dossier Kim Stanley Robinson.
3 : 1348: la Grande Peste élimine plus de 90% de la
population européenne.
4 : Normalement en fin d'année 2003 aux Presses de la
Cité.
Interview réalisée en octobre 2002
© Pedro Mota.
Merci à Patrick Marcel et à Gilles Goullet pour leurs
aides .... PdM |