Attention, chef d'oeuvre !
Certaines histoires universelles supportent mille variantes.
La légende de Faust est de celles-là, et la version que nous
propose Michael Swanwick est peut-être l'une des plus étonnantes.
L'intrigue débute de façon traditionnelle dans
la petite ville de Wittenberg, par une tempétueuse colère :
Faust brûle chaque livre où il décèle une contre-vérité,
n'épargnant ni Aristote, ni Ptolémée, ni même
la Bible... « Il avait consacré son existence à l'étude
de ces choses haïssables qui n'avaient fait en retour que saper ses
certitudes. Les livres étaient les sangsues de l'intellect. »
(p.15)
Méphistophélès répond à cet appel vibrant.
Mais comme Dieu n'existe pas, ce diable là est une créature
bien étrange dont le nom traduit une équation mathématique
complexe désignant une espèce incroyablement étrangère.
« Le nom dérivé est moins une appellation
qu'une adresse, une expression de nos rapports avec ton monde. »
(p.32)
Dans le but avoué de précipiter mesquinement la fin de l'espèce
humaine, Méphistophélès lui apporte en un instant
la connaissance absolue : passé, avenir, science ou structure intime
de l'univers n'ont plus aucun secret.
Faust va mettre en pratique ces connaissances pour tenter d'améliorer
la condition humaine. Après une lunette d'approche fort mal accueillie,
il invente pêle-mêle le moteur électrique, le cinématographe,
la locomotive, la glacière ou l'aéroplane... bouleversant ainsi
le visage de son siècle. Lorsque la peste frappe, le docteur Faustus
met au point le microscope et extrait des antibiotiques d'une moisissure.
Exilé à Londres, sous le nom de Jack Foster, il théorise
les mouvements sociaux déclenchés par cette révolution
industrielle précipitée, puis assiste à la déroute
d'une Armada espagnole que l'on aurait pu croire invincible. Ses croisades
seront nombreuses, au nombre desquelles la pilule contraceptive et l'avortement...
On l'a compris, c'est 500 ans d'évolution scientifique, socio-politique
et philosophique qui se trouvent condensées en quelques années,
liées au destin d'un seul homme. Archétype du savant en but
à l'ignorance et l'obscurantisme, Faust est Galilée ou Darwin,
mais il peut aussi devenir Marx ou Hitler. Son parcours résume celui
de l'humanité depuis la Renaissance, depuis l'ère de la raison
et de la science.
Mais il n'y a pas de Faust sans Marguerite. Méphistophélès
apporte aussi à son élève le savoir de Don Juan et
lui enseigne le prix de chaque être humain, de chaque femme en particulier.
Pourtant Marguerite existe : magnifique personnage de femme, elle est pure
sans être naïve, vertueuse juste ce qu'il faut, intelligente
et compétente, manipulatrice et passionnée... Son influence
sur Faust est complexe, témoignant du caractère à la
fois sublime et difficile des relations entre hommes et femmes.
Sous l'oeil d'un diable peu avare en commentaires cyniques,
sarcastiques ou même grossiers, où l'on devine la malice de
l'auteur, cette fresque se lit comme un roman d'aventures. Les événements
s'enchaînent avec aisance et logique, en évitant tout effet
d'énumération que pourrait faire craindre l'ampleur du propos.
Chaque nouveau chapitre ouvre au contraire de nouvelles perspectives, sans
aucune répétition. C'est drôle et émouvant, désespérant
et poétique, grotesque et pétillant d'intelligence, passionnant
de la première à la dernière page.
Dans cette
uchronie très originale, Michael Swanwick a réinterprété
l'un des plus grands mythes de l'humanité pour en tirer des conclusions
implacables, d'une manière spectaculaire et brillante. Très
facile d'accès, de lecture aisée et plaisante, ce roman mérite
d'être découvert par tous, amateur de SF ou de fantasy, mais
aussi de littérature générale ou historique.
Il s'agit, répétons-le, d'un chef d'oeuvre.