uchronie Robinson
Interview de Kim Stanley Robinson La porte des mondes

 

 

La planète sur la table

LA PLANETE SUR LA TABLE    

(The planet on the table, 1986)
Traduit par Michel Demuth

 

Chroniques des Années Noires

Chroniques des Années Noires (The Years of Rice and Salt 2002)
Traduit par XXXXX
Presses de la Cité (2003)

 

Bibliographie de K. S. Robinson dans la Porte des Mondes

Lucky Strike

Leçon d'histoire

L'importance capitale des conditions initiales

Chroniques des Années Noires

Né dans l'Illinois en 1952, Kim Stanley Robinson a fait des études de lettres. Il est, à l'intérieur de ce que l'on appelle la science-fiction post-moderne, le chef de file des humanistes. Sa trilogie martienne l'a fait connaître du grand public. Son dernier roman, une uchronie qui couvre plus de 700 ans d'histoires alternatives apparaît déjà comme un classique de la SF. La Porte des Mondes vous propose cette interview exclusive d'un fantastique conteur.

 

La page de Kim Stanley Robinson sur le site de la nooSFère

 

 

La Porte des Mondes: depuis longtemps et surtout depuis la Trilogie Martienne, vous êtes devenu l'un des auteurs les plus appréciés en France. Quel effet cela vous fait-il?
Kim Stanley Robinson : Cela me fait vraiment plaisir, et j'aimerais pouvoir le constater par moi-même, en me rendant à nouveau en France. Quand ma femme et moi vivions en Europe, dans les années 80, nous avons souvent fréquenté les
Festivals de science-fiction, et j'ai pu ainsi me familiariser avec la communauté SF française, qui nous a chaleureusement accueilli. J'aimerais beaucoup revoir à nouveau toutes ces personnes, et au travers de mes souvenirs ça me fait plaisir de savoir que mes livres ont du succès en France. Cela représente beaucoup plus pour moi que cela arrive en France que dans n'importe quel autre pays. J'espère que cela fera plaisir à mes amis français. J'espère aussi que le succès de la trilogie est lié aux aspects internationaux et multiculturels de mes livres. Mais aussi au fait que j'ai choisi la Provence pour représenter le paysage terrestre symbolisant cette "nostalgie de la Terre" ressentie par Michel, le personnage français (1). J'ai fait ces choix pour le bien du livre et parce que selon moi c'était ce qu'il avait de mieux, mais quand je l'ai fait j'ai pensé: "J'espère qu'ils apprécieront le geste en France". Il semblerait que mes voeux soient exaucés.

 


PdM :
Pourquoi vous êtes vous attelé à raconter l'Histoire de la colonisation de Mars?

K. S. R. : J'ai pensé que le thème permettrait d'écrire un bon roman. C'est la principale raison. Mais il se trouve que j'aime les étendues sauvages de l'Ouest américain, ainsi que toutes les montagnes de la Terre, et les paysages de Mars m'ont attiré. C'était aussi la possibilité de parler de sociétés utopiques dans le cadre de leur rapport à l'environnement. Par conséquent, il m'a semblé que c’était l’endroit idéal pour aborder des sujets qui me touchaient à l'époque. J'ai voulu utiliser la forme du Very Long Novel (Très Long Roman), un genre bien particulier. Puis la communauté scientifique nous a offert une vue de la surface de Mars, au moment où je commençais à écrire, et Mars est passé du statut de monde imaginaire ou de monde onirique vers quelque chose de plus concret, tout en conservant tout le pouvoir de l'"inconnu"et son potentiel imaginaire.
 


PdM : De toute évidence, l'Histoire, qu'elle soit passée, présente ou future, semble avoir un rôle déterminant dans vos livres. Pourquoi?

K. S. R. : Parce que ce sont les histoires qui m'intéressent. Pas seulement les histoires d’individus, mais les histoires de groupes d'individus qui essayent de progresser dans le monde, et les accords ou désaccords avec d'autres groupes humains. Il me semble que ces histoires sont importantes et que les romans sont le meilleur moyen de les raconter et de faire en sorte que les lecteurs s'en souviennent.



PdM :
Dans une interview (2), vous parliez des liens existants entre la science-fiction et l'Histoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur la nature de ces liens?

K. S. R. :  Oui. Je voulais faire une distinction entre science-fiction et fantasy: tous les textes de science-fiction se déroulent dans le futur, et chacun porte en lui une Histoire qui renvoie à notre présent (ou à des périodes révolues de notre Histoire, ce  justifie que les uchronies fassent partie intégrante de la science-fiction). Par conséquent la science-fiction, en tant que genre littéraire, crée des histoires du futur. Ces dernières renvoient d'une part à des conceptions du présent, et d'autre part à des théories historiques. Chaque histoire de science-fiction induit une théorie sur les raisons pour lesquelles le monde a évolué de telle ou telle manière.

 

 

PdM : Pourquoi vous êtes vous intéressé à l'uchronie au travers de vos nouvelles?

K. S. R. :  Quand j'ai commencé à lire de la science-fiction, j'ai trouvé les uchronies fascinantes, notamment Le maître du haut château de Philip K. Dick et Pavane de Keith Roberts. Lorsque je me suis mis à écrire des nouvelles, j'étais content quand je trouvais une idée pour une uchronie, donc je la notais et je l'analysais attentivement. Il ne faut pas oublier qu'il est possible de créer des milliers de scénarios uchroniques, tout simplement en choisissant dans le passé des dates de divergences et d'imaginer comment les choses auraient pu évoluer autrement. Et là il faut se demander en premier lieu si ce changement peut permettre d'écrire une histoire intéressante avec des personnages forts, et en second lieu si la nouvelle permet d'apporter quelque chose d'intéressant sur la compréhension de l'Histoire. La première idée que j'ai eu, à propos d'un bombardier qui décide de rater Hiroshima, m'a plu sur les deux aspects, et c'est devenue Lucky Strike, mais aussi L'importance capitale des conditions initiales qui montre en quoi une grande modification peut avoir des conséquences variées. Puis j'ai eu l'idée qui sert de base à mon roman "The Years of Rice and Salt", qui a pris une telle ampleur que j'ai dû la développer en roman et qu'elle m'a demandé vingt cinq ans de préparation. Alors que l'idée que Reagan ne devienne pas président était un souhait que j'ai fait en 1986 et ça a donné Leçon d'histoire. Finalement il y eut "Vinland the Dream", qui vient de ma fascination pour l'histoire du Vinland, et les canulars qui y sont associés (par exemple la pierre de Kensington, qui est à l'origine de mon roman Les menhirs de glace, etc.) J'ai suivi avec intérêt la controverse au sujet de la fameuse carte du Vinland, qui est une carte dessinée sur un vieux parchemin mais dont l'encre n'est peut-être pas si ancienne. Quoiqu'il en soit, c'est surtout parce que je considère l'Histoire comme un thème vraiment passionnant.

 

 

PdM : Si je ne m'abuse, vous avez vécu pendant un certain moment en Europe. Quelles souvenirs en avez-vous gardé?

K. S. R. :  Ma femme est chimiste, et elle a effectué son travail post-doctorat dans un institut près de Zurich qui fait partie de l'Institut Fédéral de Technologie suisse (I.F.T.S). Et nous avons vécu à Zurich pendant deux années entre 1986 et 1987. Je me souviens de bien des choses de ces années, des souvenirs presque quotidiens si l'on peut dire, donc il faut que je les résume: je me souviens des amis que nous avions à Zurich, dont beaucoup étaient des scientifiques de passage à l'I.F.T.S. Mais aussi mon équipe de baseball suisse. Et les communautés des fans de science-fiction de France et d'Angleterre. Je me souviens de mes randonnées dans les Alpes, et de notre vie à Zurich. Lisa et moi étions plus jeunes et nous n'avions pas d'enfants alors, ce qui nous a permis de voyager beaucoup, de rencontrer beaucoup de mondes et de visiter différents endroits. C'était merveilleux. Il existe en Europe une richesse de cultures, d’histoires et de paysages qui s’étend à chaque ville et à chaque vallée - elle est fractale et par conséquent presque infinie : un individu ne peut pas tout assimiler, mais il peut toutefois saisir une parcelle de cette richesse.

 


PdM :
Est-ce pour cela que vous avez imaginé Chroniques des Années Noires? Autrement dit, pourquoi avoir choisi une telle divergence (3)?

K. S. R. :  Il m'a semblé que le sujet ferait un bon roman. C'est la principale raison qui me décide à écrire un roman. Il y a plein d'idées intéressantes, et mon principal souci quand j'en ai une, c'est de savoir si ça peut donner un bon roman. Et l'idée d'un monde dans lequel les Européens n'auraient  plus existé à partir de 1350 m'a semblé être une excellente idée pour un roman. Parce que tout aurait changé, mais néanmoins il y aurait toujours eu des hommes à l'aube de grandes découvertes, qui leur auraient permis d'entrer en contact avec le reste du monde. Que serait-il arrivé? Qu'est ce qui aurait été différent, et qu'est ce qui n'aurait pas changé? Il m'a semblé que j'avais là l'idée pour l'uchronie la plus aboutie, la plus puissante que je connaisse.



PdM : Vous savez certainement que Robert Silverberg a utilisé la même divergence pour La porte des mondes: l'avez-vous lu? Si vous deviez faire une comparaison entre les deux livres, quelles seraient les différences et les ressemblances?

K. S. R. :  J'ai entendu parler de La porte des mondes, dans lequel les Ottomans finissent par conquérir l'Europe, mais je ne l'ai pas lu. Il me semblait trop proche de l'idée que je voulais développer et que j'avais en tête depuis 20 ans. Je ne lis jamais les romans qui utilisent une idée identique à celle que je veux développer, parce que je ne veux pas savoir comment cette idée a pu être traitée auparavant. De cette façon je suis libre d'inventer ce qui me vient à l'esprit, sans aucune contrainte. Par conséquent, je ne connais pas les différences et les ressemblances entre le roman de R. Silverberg et le mien.

Ceci est l'exemple même d'une règle de travail vers laquelle j’ai évolué: en tant qu'auteur, je dois rester dans l’ignorance d’une partie de ce qui se fait dans le genre dans lequel j'écris. De cette façon, je demeure libre d'approfondir ces idées, voir même apporter un regard neuf. Il est important pour un auteur de conserver ses caractéristiques, et pour y parvenir il faut "ignorer" le travail des autres auteurs. Je n'ai lu aucun des romans sur Mars parus durant les années 80 et 90 (même si j'avais lu les romans antérieurs) et ça m’a incité à en faire une règle générale.

 


PdM :
Chroniques des Années Noires développe l'idée que la civilisation occidentale n'est pas la "pire": ne pensez-vous pas que cette approche risque de surprendre?

K. S. R. :  Je ne sais pas. Dans notre monde, la civilisation occidentale est partie à la conquête de la planète, a déclenché de gigantesques conflits, et détient toujours la plus grande partie des richesses mondiales. Le bilan est assez mitigé. Mais dans le cours de l'Histoire, rien ne prouve qu'une autre civilisation aurait pu faire mieux si elle avait pu atteindre la suprématie mondiale.  A une telle échelle de généralisation, il est difficile de se prononcer.

 

PdM : Est-ce que "The Years of Rice and Salt" sera traduit en France? Et si oui, quand devrait sortir le roman?

K. S. R. :  Oui, le roman sera traduit en français. mais je ne sais pas quand il sortira. (4)


PdM : Dans votre roman Le rivage oublié, vous décrivez une attaque terroriste sur les Etats-unis: pensiez-vous que vous verriez un jour un tel événement?

K. S. R. :  J'ai toujours considéré qu'il serait quasiment impossible de prévenir une telle attaque, si quelqu'un était réellement décidé à la mener. Et j'ai toujours considéré que les Etats-unis avaient beaucoup d'ennemis. Mais au-delà de ces considérations, je ne voulais même pas l'imaginer.

 

 

PdM : En tant qu'auteur de science-fiction, avez vous jamais imaginé quelque chose d'aussi horrible que la tragédie du 11 Septembre 2001? En tant qu'homme, que ressentez-vous après une telle tragédie?

K. S. R. : Les auteurs de science-fiction imaginent souvent des tragédies, mais celles-ci ont lieu dans des endroits imaginaires, ce qui annonce "ceci n'est pas arrivé" ou encore "ceci ceci n'arrivera sans doute jamais, même si c'est possible".

Personnellement, je crois que les attaques ont été une véritable tragédie, une nouvelle "date noire" dans l'Histoire d'où rien de bon ne sortira, quoiqu'il arrive. Je me suis interrogé sur l'effet que les attaques pourront avoir sur cette "image" des Etats-unis en tant que société utopique, le fait qu'ils soient, en partie du moins, "la nation construite à partir d'autres nations", une sorte de  projet global commun. Je constate aussi que les réponses à de telles attaques vont accentuer les mauvais aspects des Etats-Unis, cette sorte d'impérialisme américain et sa position d'hyper-puissance, comme certaines personnes disent aujourd'hui. Les attaques ont aussi servi de prétexte aux pires éléments de notre gouvernement et de notre société - l'administration Bush, et la Droite réactionnaire, pour être précis - d'imposer à la société civile ce qu'il y avait de pire dans leur programme. Pour toutes ces raisons, les attaques ont été un désastre.

 

 

PdM : Avec les événements du 11 Septembre 2001, pensez-vous que vos romans puissent prendre une certaine connotation?

K. S. R. : Oui, je le crois. Aussi bien Le rivage oublié qui n'apparaît plus comme étant aussi théorique et improbable, que Chroniques des Années Noires  qui dépeint l’affrontement entre différentes conceptions du monde et entre différentes civilisations majeures. Je n'y peux rien, car j'essaye toujours d'écrire  sur notre monde et il est difficile d'éviter de tels parallèles.

 

 

 

PdM : Pensez-vous qu'un jour les hommes seront capables de vivre ensemble, ou alors seront-ils forcé de chercher la paix sur une autre planète?

K. S. R. : Il faut que cela arrive sur cette planète. Nous ne pourrons pas aller massivement sur une autre planète, même pas sur Mars, et même si nous y parvenons, les problèmes seront identiques là-bas. Par conséquent c'est sur Terre ou nulle part.

Je crois qu’une civilisation globale, capable de vivre correctement, avec les ressources physiques de notre planète, est réalisable à long terme. Les moyens pour y parvenir ne sont pas si compliqués à mettre en place, et nous les connaissons déjà. Mais nous sommes pour l'instant dans une période de l'histoire où de grandes inégalités subsistent entre les hommes, alors que les progrès technologiques ont permis à six milliards d'humains de vivre sur cette planète. C'est un moment crucial dans notre histoire. Le prochain défi va être de prendre tous ces éléments en considération, et de travailler pour trouver des solutions. Et nous pouvons y arriver. Des millions de personnes travaillent sur ces problèmes quotidiennement, d'une façon ou d'une autre. Car nous avons besoin de ces solutions le plus tôt possible.

 

 

Kim Stanley Robinson

 

1  : Mars la Rouge, quatrième partie "Le mal du pays".

2  : Galaxie n°15, Dossier Kim Stanley Robinson.

3  : 1348: la Grande Peste élimine plus de 90% de la population européenne.

4  : Normalement en fin d'année 2003 aux Presses de la Cité.

 

Interview réalisée en octobre 2002 © Pedro Mota.

 

 

Merci à Patrick Marcel et à Gilles Goullet pour leurs aides  ....  PdM

 

© La Porte des Mondes et Icarus
Toutes les critiques sont copyright © 2002 par leurs auteurs.

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